Introduction
La vie est un mystère éternel. Celle de Tornade de Braise, maintenant Éclat de Miel, en est la preuve. Lui qui était si bien parti dans l'existence a vu son destin sombrer, s'effriter puis se briser, irréparable. Il faut savoir qu'il est le fils d'Étoile de Grisaille et de Mistral d'Argent, deux chats du Clan du Tonnerre... enfin presque. La mère de notre jeune ami avait pour père un sanguinaire du Clan de l'Ombre et une chatte domestique adorable pour mère. Mistral d'Argent était le fils de deux chats du Clan du Tonnerre. Ils eurent trois enfants: Patte de Cannelle, Patte de Boue, et Patte de Braise. Malheureusement, Étoile de Grisaille, qui s'appelait Tempête de Grisaille à l'époque, constata un soir la disparition de Patte de Boue. Elle avait été enlevée par un renard, et avait dû mourir.
Le temps passa. Patte de Braise et sa soeur étaient devenus guerriers, sous le nom de Tornade de Braise et Fleur de Cannelle. Tempête de Grisaille était devenue lieutenant à la place de Belle d'Azur, et Mistral d'Argent était revenu après un long voyage. Son fils s'était épris d'une jeune solitaire, Lune Tueuse. Elle avait essayé de le tuer, puis l'avait sauvé, ne supportant pas sa souffrance. Amoureux, les deux jeunes chasseurs se rencontraient en cachette... jusqu'à ce que Tornade de Braise ait cet accident.
1.
Il faisait froid. Jamais Tornade de Braise n'avait été aussi transi. Il était couché sur le sol, trempé et poisseux, la truffe dans la poussière. Il aurait voulu se lever, boitiller jusqu'aux arbres pour y mourir. Au lieu de quoi, il était forcé de rester là, sans bouger, exposé aux prédateurs. Son agonie l'accablait. Il n'arrivait pas à admettre qu'il soit tombé avec Tornade Lumineuse dans le torrent. Quelle honte. De toute façon, nul ne lui en ferait grief, puisqu'il se mourait.
Un son inattendu lui fit rouvrir les yeux. Il leva faiblement la tête, et aperçut trois chats qui marchaient vers lui. Deux mâles et une femelle. Qui étaient-ils? Leur odeur ne lui disait rien. Épuisé, il laissa retomber sa tête sur le sol, et son menton s'enfonça dans la tourbe. La pluie martelait son corps transi de froid. Il ne voulait pas se faire tuer. Il voulait mourir seul, sans personne pour se vanter de l'avoir achevé. Il poussa un profond soupir, et dit:
Il ne finit pas sa phrase. Un voile noir tomba devant ses paupières, et il sombra dans l'inconscience.
2.
L'air était tiède. Ce fut la première chose que Tornade de Braise remarqua quand il revint à lui. Il ouvrit les yeux, et découvrit une souris devant lui, posée sur une pierre argentée et chaude. Lui était confortablement installé sur un lit épais de mousse bien sèche. Dans ce qui semblait être une grotte, une odeur de pierres et d'écorces chaudes régnait. Le rouquin se pencha. Sa bouche était pâteuse. Il entrouvrit la gueule pour prendre la souris, et il s'aperçut qu'elle avait déjà été dépecée. Il la mangea en entier, et fut surpris par la quantité de sang qui coulait dans sa gorge. Hydraté et reput, il se rallongea.
Le guerrier releva la tête. Une chatte brune au pelage rayé s'avançait vers lui, ses yeux jaunes étincelant de colère. Elle se planta face à lui, les pattes raides.
Voyons, Boue, sois plus indulgente, miaula un chat gris, un chartreux. Il vient de se réveiller. Sois plus hospitalière.
Oui, renchérit un mâle doré moucheté, aux longs poils lustrés, tu ne serais pas mieux, toi.
Perturbé, Tornade de Braise se redressa. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Il demanda, en dévisageant les trois chats:
Il prit soudain conscience que ces chats étaient les trois d'avant. Ses sauveurs! Enfin, la dénommée Boue n'en faisait peut-être pas partie, vu son caractère.
Quel accent! Il parle bizarrement, commenta la chatte brune.
Silence, fit une voix inconnue.
À la plus grande surprise de Tornade de Braise, les trois matous s'écartèrent pour s'incliner. Un grand loup noir apparut. Son pelage d'un noir profond était mi-long, et ses yeux vifs, argentés. Il semblait rengorger de puissance et de sagesse. Lorsqu'il parla, le rouquin ne fit pas attention à ses mots, mais à sa voix: une voix incroyable, inimitable, celle d'un chanteur. Les loups hurlaient souvent au clair de lune, et celui-ci avait un timbre unique.
Sois indulgente, Boue, sermonnait le canidé. Ce jeune chat est épuisé et vient sans doute de très loin.
Comme tu veux, chef, miaula la chatte en baissant la tête.
Ténèbres.
-Bien, Ténèbres, se rectifia la femelle.
Le grand mâle noir se désintéressa d'elle, et regarda le chasseur du Clan du Tonnerre. Ce dernier hésita entre la soumission et le contraire. Il choisit finalement la deuxième option, et plongea dans le regard profond du loup. Puis il hocha cordialement la tête, et miaula:
Bonjour, je suis Tornade de Braise, guerrier du Clan du Tonnerre. Et vous?
Ténèbres, chef de la Tribu des Rochers du Torrent. Tu peux me tutoyer. Et d'où viens-tu?
Je viens de très loin, répondit Tornade de Braise en se relevant.
Il se tenait droit sur ses pattes, mais en vérité il était stressé. Il tenta de se calmer. Reste calme, reste calme, se répéta-t-il. Il allait rouvrir la bouche, mais son interlocuteur à la voix unique le devança:
Tu peux demeurer quelque temps parmi nous, si tu le désires..
C'est très gentil, mais... commença le guerrier.
Il fut interrompu par un cri aigu, et une boule de fourrure énorme apparut dans son champ de vision. L'instant d'après, il était entouré par sept ou huit chatons piaillant et sautillant. Leurs grands yeux étaient éberlués.
Ouah! Regardez comme il est grand!
C'est bizarre, pour un inconnu!
Maman dit toujours qu'ils sont étranges.
Et regardez son pelage! Il est plus roux que le feu!
Oh, l'une de ses pattes est blanche!
Et sa griffe est noire!
Vous croyez qu'il s'est brûlé avec de la suie?
Silence! s'écria Ténèbres. Retournez à la Nurserie. Et quant à toi, Neige, on ne peut pas se brûler avec de la suie. Et où sont vos mères?
Désolée, Ténèbres.
Surpris, Tornade de Braise pivota comme les autres adultes vers la direction de la voix. Et là, il cessa de respirer.
Une jeune chatte d'une beauté incroyable se tenait devant lui. Elle était d'un joli gris cendré, et son pelage était tigré de noir, et trois rayures noires en forme d'éclair ornaient son front. Sa longue queue était ourlée de bandes arrondies couleur d'encre, de même que ses longues pattes musclées qui faisaient sa démarche olympienne. Son doux visage était rongé par deux grands yeux d'un bleu magnifique, glacé. Son menton blanc était relevé, et son poitrail avait aussi une grande tache écru. Fasciné, le guerrier se rappela qu'il devait respirer. Il prit une grande bouffée d'air, et, honteux, comprit qu'il devait avoir rougi sous sa fourrure. Mais c'était plus fort que lui, et elle était trop belle.
Excuse-moi, Ténèbres, reprit la chatte tigrée. Ils sont si nombreux...
Ce n'est pas grave, Mésange, répondit le chef de la Tribu des Rochers du Torrent. Ah, tiens, je te présente Tornade de Braise, celui que tu as sauvé.
Ah, c'est toi, le nouveau dont tout le monde parle, lui dit Mésange en me décochant un sourire éclatant. Tu as échappé à la mort de peu, tu sais. Heureusement que Granit et Flamme patrouillaient avec moi dans ce secteur. Tu comptes rester parmi nous?
Je... oui, répondit-il. Enfin, je ne sais pas.
Mais sa décision était déjà prise.
3.
Mésange désigna du bout de la queue un rapace qui planait au-dessus d'un pic rocheux surmonté d'un nid. Cela faisait une semaine que le guerrier s'était remis sur pattes, et la jeune chatte l'avait invité à chasser avec elle.
Seul.
C'était la meilleure chose qui s'était passé depuis qu'il était là, hormis la naissance d'une portée de cinq louveteaux. La Tribu était prospère et forte. Composée de loups et de chats, elle avait un terrain de chasse très étendu. Ils avaient un Clan voisin: la Tribu de l'Eau Vive. Des pumas et des chats y vivaient en communauté, comme les autres « meutes ». Ténèbres en était le chef, et son lieutenant était Flocon, un matou blanc comme... bah, comme un flocon. Tornade de Braise plissa les yeux, et repéra le volatile.
Ils se glissèrent entre les rochers, Mésange ouvrait la marche. Enfin, au bout d'un long moment, ils arrivèrent jusqu'au pic. Ils attendirent que l'aigle soit parti, puis il escaladèrent la pente presque raide, bondissant sur les rochers. Bientôt, le nid fut en vue. Mésange couina d'excitation, et fit le dernier bond et grimpa sur le bord du nid. Et là, son visage si beau changea radicalement d'expression.
Le rouquin la rejoignit et se pencha, fébrile, au-dessus du nid. Ce qu'il vit lui glaça le sang.
Un chat brun foncé tacheté gémissait au fond du nid, logé entre deux gros oeufs et des rongeurs de petite taille. Une de ses pattes avant avait été arrachée jusqu'au coude, et son arrière-train n'était plus qu'une plaie. Il agonisait, et du sang inondait son pelage.
Si je m'étais attendue à ça... murmura Mésange, les yeux fixés sur le mourant.
Il faut le sauver, dit Tornade de Braise.
Les yeux embués, la chasseuse se tourna vers lui.
Impossible, Tornade de Braise. C'est un chat de la Tribu de l'Eau Vive, et il va mourir.
Non! Il faut tenter quelque chose.
Très bien, répondit Mésange. Tu vas faire glisser le nid jusqu'en bas de la pente, et moi, je vais surveiller les cieux.
D'accord!
Le chasseur roux, anxieux, rendu fou par les gémissements déchirants du chat à l'agonie, tira le nid rempli de proies vers le bas de la pente. Lorsqu'il arriva au bon endroit, il s'arrêta, hors d'haleine. Le mourant se taisait, il était muet comme un mort. Ce qu'il était peut-être déjà.
5.
Une fois rentrés au Camp, chargés de proies et des oeufs, Mésange et Tornade de Braise furent célébrés comme des héros. Mais le chat roux était obnubilé par le chasseur qu'ils avaient sauvé: ils l'avaient soigné et caché dans une crevasse, logé dans un nid de mousse, avec une proie devant lui et de l'eau. Il s'était réveillé et les avait remerciés, puis leur avait dit son nom: il s'appelait Léopard. Sans doute à cause de ses taches.
Le lendemain, ils retournèrent le voir. Le chasseur brun taché allait déjà beaucoup mieux, malgré sa moitié de patte en moins. Toutefois, il était maigre et chétif. Toutefois, il semblait heureux. Peu à peu, une relation dangereuse se tissa entre les trois chats. Oui, dangereuse.
6.
Telle fut la phrase que Flocon prononça lorsqu'il monta sur le Pic de la Loi.
Un choeur de hurlements et de miaulements s'éleva. Un an était passé depuis que Tornade de Braise était arrivé chez la Tribu des Rochers du Torrent. Lorsqu'il entendu ces trois mots, il se figea. Quoi? Pensa-t-il, incrédule. Ce chef, si bon, si généreux et si sage était mort? Il voulut demander comment ça c'était passé, mais il n'en eut pas le temps. Flocon reprenait déjà:
Aussitôt, le murmure endeuillé qui parcourait la foule se tut. Tornade de Braise regarda Mésange monter souplement sur le Pic, si belle, les joues striées de larmes. Elle voulut parler mais sa voix se brisa, alors elle reprit:
Elle redescendit et se blottit contre Tornade de Braise. Il lui lécha les oreilles pour la réconforter, et elle enfouit sa tête dans son poitrail. Le coeur battant, il pensa aux chatons qu'elle attendaient, qu'ils attendaient, leur rêve à tous les deux.
Il a été un bon chef, dit-il simplement.
Tais-toi, siffla Boue. Tu ne le connaissais même pas.
Tais-toi toi-même, répondit Tornade de Braise, qui sentit son pelage se hérisser. Je l'ai apprécié. Ah, et j'ai oublié de te dire, ton prénom te va si bien...
La chatte brune montra les crocs et fit un pas. Le guerrier roux n'y tint plus, et frappa la chasseuse à l'épaule, d'un coup de patte. Sous le choc, elle recula et détala. Son rival la regarda fuir. Il chuchota à l'oreille de sa compagne qu'il revenait, puis sortit de la grotte. Bouleversé, il se rendit là où lui et Léopard se voyaient pour discuter. Parler le soulagerait. Mais la voix unique de Ténèbres avait mouru, et rien, pas même des paroles, ne combleraient le silence qu'elle avait laissé derrière elle.
7.
Je suis désolé pour toi, Tornade de Braise.
Merci, Léopard, répondit le chat roux, ému.
Il se sentait tout chétif, comme l'avait été son ami, avant. Il lui avait tout raconté, de l'annonce de Flocon à son combat avec Boue.
Donc, tu disais que Mésange est devenue lieutenant? miaula le matou tacheté.
Oui, répondit Tornade de Braise, inquiet. (Pour la première fois, le ragard de som ami brûlait d'ambition)
Tant mieux, grinça Léopard.
Sur ce, il fit volte-face et disparut dans les buissons. Sidéré, le chat roux haussa les épaules. Oh, ça lui passera, espéra-t-il. Il partit chasser.
Mais, alors qu'il traquait ses proies dans la nuit, un étrange pressentiment le gagna. Il rata deux lapins et une souris. Ulcéré, il fouetta l'air de sa queue.
Et fila vers la Grotte.
8.
L'odeur du sang prit Tornade de Braise à la gorge. Il accéléra le pas, pour finalement courir. Il surgit dans la Caverne. Et ce qu'il vit lui retourna le coeur.
Loups et chats étaient inertes sur le sol tiède. L'odeur rassurante du bois et des pierres avait été dilué par la puanteur de la Tribu de l'Eau Vive. Il passa en courant à côté du corps de Boue, filant vers Mésange. Elle respirait encore. Dissimulé entre ses pattes, un joli chaton à la belle robe grise, rousse et blanche gémissait.
La voix, si belle, de Mésange, n'était plus qu'un râle.
- Chut, chuchota le chat roux, au bord des larmes. N'essaie pas de parler.
- Je vais mourir, mon amour, souffla la jolie chatte. J'ai eu trois petits. Léopard les a tous tués, sauf lui (elle désigna le chaton gémissant.) C'est une femelle. Appelle-la... Petite Fraise. Je veux... qu'elle vive parmi les chats du Clan de l'Ombre, ceux que tu apprécies. Ne lui dis que je suis sa mère que le jour de ses trente lunes. Je veux... (elle toussa et crachota du sang) je veux qu'elle vive.
- Mais je...
- Chut, murmura la jolie chatte en posant le bout de sa queue sur la truffe de son compagnon. Promets-moi.
- Je te le promets, gémit le rouquin.
Sa voix se brisa:
- Je t'aime, dit-il, alors qu'il savait que c'était fini.
- Moi aussi... chuchota une voix douce.
Lorsqu'il se retourna, il vit une jolie chatte grise tigrée, au poitrail blanc et aux yeux bleus cristallins, auréolée d'étoiles scintillantes comme des diamants sur son pelage, lui sourire. Puis, elle s'inclina, se retourna, courut jusqu'à la sortie et disparut, laissant les doux échos de son rire résonner.Doucement, Tornade de Braise ferma les yeux de la défunte. Mais il ne prit pas Petite Fraise. Il se rappelait de ce qu'avait dit sa compagne. Léopard les avait tués. Elle, ses deux enfants. Leurs enfants. Son amour. 9.
- Tu l'as tué!
- Non, Tornade de Braise. J'ai juste aidé ma tribu.
- Non! Tu étais jaloux!
Les yeux de Léopard s'agrandirent, indignés.
- Pauvre imbécile, chuchota-t-il. Elle méritait de mourir. C'est interdit d'aimer un chat étranger. C'est pourquoi j'ai tué les petits.
- Tu as oublié le troisième, grinça Tornade de Braise.
Une lueur froide s'alluma dans les yeux du chat brun tacheté.
- Alors, j'irais le tuer, dit-il. Après toi. Ensuite, je jetterai le corps de cette idiote de Mésange dans le nid d'aigle, où vous m'avez trouvé.
Tornade de Braise cracha et bondit. Il égorgea Léopard, dont le cri s'étouffa dans sa trachée.Le corps inerte de Léopard gisait, déchiqueté, sur le sol. Tornade de Braise l'abandonna et partit à jamais.10.Il faisait chaud. Jamais Tornade de Braise n'avait eu aussi chaud. Il pleurait. Pour sa mère, dont Etoile Hivernale lui avait appris la mort quand il avait voulu les rejoindre. Pour Mésange. Il portait toujours Petite Fraise. Ensemble, ils rejoignirent le Clan de l'Ombre. Etoile Idyllique les accepta. Tornade de Braise se renomma Eclat de Miel.Mais jamais, jamais il ne parla à quelqu'un de son passé tragique. C'était trop douloureux. Alors il vit, dans la souffrance...